De Bobbio à Bernanos
Olavo de Carvalho
Pour la première fois dans les temps modernes, lHumanité semble être arrivée à un accord. Quoiquil y ait encore des dictatures un peu partout, lidée de dictature a perdu toute crédibilité intelectuelle, et lon croit, avec un optimisme assez platonique, que ce qui disparaît du ciel des idées devrait tôt ou tard disparaître de ce bas monde. Et, quoique personne nattribue aux démocraties actuelles la vertu de la perfection, il y a un consensus général que Norberto Bobbio a résumé en une sentence lapidaire: "La seule solution pour les malheurs de la démocratie, cest un surplus de démocratie". Mais cette formule est-elle celle dun consensus ou celle dun problème? En premier lieu, que signifie "plus de démocratie"? Un libéral croit que cest moins dintervention de lÉtat dans léconomie; un social-démocrate croit que cest plus de secours de lÉtat aux pauvres ou défavorisés. Ainsi, non seulement on réédite la vieille confrontation entre capitalisme et socialisme, tous les deux sous le nom de démocratie, mais on arrive finalement à un cul-de-sac, puisque pour réaliser la première alternative il faudrait accroître le contrôle étatique sur la vie privée (pour le moins afin que lÉtat, dépourvu de son fardeau économique, acquière de nouvelles fonctions qui légitiment son existence), et pour réaliser la seconde il faudrait augmenter les impôts et gonfler la bureaucratie étatique jusquà paralyser léconomie et paupériser encore plus le pauvres. En deuxième lieu, il y a de bonnes raisons de douter que "plus de démocratie" soit encore de la démocratie. La démocratie nest pas comme un pain, qui croît sans perdre lhomogénéité: à mesure quelle sétend, sa nature change jusquà se convertir en son contraire. Lexemple le plus caractéristique mais, certes, pas unique est ce qui se passe avec la "démocratisation de la culture". En un premier moment, démocratiser la culture cest distribuer généreusement aux masses les soi-disant "biens culturels", autrefois réservés, dit-on, à une élite. En un deuxième moment, on exige que les masses aient aussi le droit de décider ce qui est et ce qui nest pas un bien culturel. Alors, la situation se renverse: offrir aux masses les biens de lélite nest plus pratiquer la démocratie: cest insulter le peuple. Les couches populaires, affirme-t-on, ont droit à "leur propre culture", dans laquelle la musique rap peut être préférable à Bach. Lintellectualité se livre alors à toute sorte de théorisations afin de prouver que les biens supérieurs autrefois convoités par la masse nont pas, en fin de compte, plus de valeur que tout ce que la masse possédait déjà avant de les conquérir. Et, quand lancienne différence entre culture délite et culture de masses semble finalement rétablie sous le nouveau et réconfortant prétexte de la relativité, les intellectuels se révoltent encore plus, car il découvrent que tous les biens, égalisés par luniversel rélativisme, sont devenus de pures marchandises sans valeur propre: Bach est devenu fond sonore pour les campagnes publicitaires de culottes et le rap, grâce au marché du disque, a créé une nouvelle élite de millionaires, cyniques et arrogants comme ne laurait osé être l'ancienne élite. Un processus identique se répète dans les domaines de léducation, de la morale et même de léconomie, où chaque nouvelle fournée de bénéficiaires du progrès saccroche à ses nouveaux privilèges avec une avarice et une violence inconnue des élites plus anciennes: le fascisme a surgi parmi les nouvelles classes moyennes créés par la démocratie capitaliste, et la "Nomenklature" soviétique, la plus jalouse des classes dominantes qui nait jamais existé dans ce monde, est née de lascension de soldats et douvriers dans la hiérarchie du Parti. En troisième lieu, on a peut-être le danger le plus grave: un consensus en faveur de la démocratie nest constructif quen apparence, car la démocratie, par définition, consiste à se passer de tout consensus. Démocratie nest pas concorde: cest une manière intelligente dadministrer la discorde. Et la clameur universelle pour "plus de démocratie", dans la mesure même où elle saffirme comme un consensus, donne des signes de ne plus pouvoir supporter aucune voix discordante.
Ainsi, il y a des raisons pour craindre que, si le XXe siècle
a commencé par demander des dictatures et sest
terminé par exiger la démocratie, le nouveau
siècle finisse par suivre le parcours dans le sens
précisément inverse. Car, comme disait Bernanos, la
démocratie nest pas lopposé de la
dictature: elle en est la cause. |