ARISTOTE EN
NOUVELLE
PERSP�CTIVE
Traduit du Portugais (Br�silien) par Denise Faure NOTE PR�LIMINAIRE � LA PREMI�RE �DITION DE UNE PHILOSOPHIE ARISTOT�LICIENNE DE LA CULTURE Le premier des textes qui composent ce petit ouvrage circule entre mes �l�ves sous forme de polycopi� depuis 1990 et le second depuis 1992. Ensemble, ils r�sument une id�e que je d�veloppe dans mes cours depuis 1987 : l'id�e que, dans la philosophie d'Aristote, la Po�tique, la Rh�torique, la Dialectique et la Logique (Analytique), fond�es sur des principes communs, forment une science unique. Pr�senter au grand public en format de livre, si petit et si modeste soit-il, une opinion tellement contraire aux tendances qui dominent, depuis des si�cles, l'interpr�tation de l'oeuvre d'un grand philosophe exigerait un expos� complet, pr�cis et accompagn� d'une d�monstration exhaustive. Ce n'est pas le cas du pr�sent ouvrage. L'id�e est ici pr�sent�e en condens�, �tay�e uniquement par une indication tr�s g�n�rale des lignes de d�monstration qui conviennent (1). Non que cette id�e soit encore en germe dans l'esprit de l'auteur : elle a �t� expos�e dans son int�gralit� et d�ment d�montr�e dans mes cours, enregistr�e sur bandes magn�tiques et transcrite sous forme de textes polycopi�s (2). Une vie anormalement agit�e, qui ne rappelle en rien l'image id�alis�e du paisible chercheur (3) entour� de ses livres, que le sujet de ce livre pourrait sugg�rer au lecteur, ne m'a pas permis de donner � ce mat�riel une forme ad�quate et d�finitive. Voil� pourquoi je me suis vu un jour devant l'obligation de choisir entre publier en abr�g� provisoire mon interpr�tation de la philosophie d'Aristote ou bien attendre qu'un esprit fut�, de ceux qui forment un bon tiers ou un quart de notre population lettr�e, l'ayant entendue dans l'un de mes cours ou l'une de mes conf�rences, ou peut-�tre m�me la tenant de la bouche de quelqu'un qui en aurait vaguement entendu parler, s'empresse de la pr�senter comme sa tr�s personnelle et tr�s originale d�couverte. Car je n'ai pas fait que d�couvrir cette chose, je lui ai aussi consacr�, par la suite, quelques ann�es suppl�mentaires de ma vie, lui donnant d'amples applications pratiques dans le domaine de la p�dagogie et de la m�thodologie philosophique, applications que, s'il pouvait les voir, le ma�tre Stagirite ne renierait point, du moins me pla�t-il de le croire. Et, sans vouloir garder la couv�e au nid, je ne vais tout de m�me pas l'abandonner au premier �pervier venu. Voil� pourquoi, simplement pour en sauvegarder la primaut�, j'ai pris la d�cision de publier ce condens� qui, si de par sa bri�vet� n'est pas enti�rement satisfaisant, ne p�che pas - me semble-t-il - par d�faut d'impr�cision ou quelque grave lacune et sert d'introduction � un d�veloppement ult�rieur qui ne saurait tarder, avec l'aide de Dieu Rio de Janeiro, ao�t 1994. CHAPITRE I. LES QUATRE DISCOURS (4)
Il y a, encastr�e dans l'uvre d'Aristote, une id�e m�dullaire qui a �chapp� � presque tous ses lecteurs et commentateurs, de l'Antiquit� � nos jours. Ceux qui l'ont per�ue - et que je sache ils n'ont �t� que deux au cours des mill�naires (5) - se sont limit�s � la noter en passant, sans lui attribuer explicitement une importance d�cisive pour la compr�hension de la philosophie d'Aristote. Elle est pourtant la clef de cette compr�hension, si par compr�hension s'entend l'acte d'appr�hender l'unit� de pens�e d'un individu � partir de ses intentions et de ses valeurs personnelles au lieu de le juger de l'ext�rieur ; acte qui demande que l'on respecte scrupuleusement tout le non-dit et le sous-entendu au lieu de l'�touffer dans l'idol�trie du texte-objet, tombeau de l'esprit. C'est � cette id�e que je donne le nom de Th�orie des Quatre Discours. On peut la r�sumer en une seule phrase : le discours humain est une puissance unique qui s'actualise de quatre fa�ons diff�rentes : po�tique, rh�torique, dialectique et analytique (logique). Exprim�e ainsi, l'id�e ne semble pas digne de remarque. Mais s'il nous vient � l'esprit que les noms de ces quatre modalit�s de discours sont aussi les noms de quatre sciences, nous serons en mesure de voir que, dans cette perspective, la Po�tique, la Rh�torique, la Dialectique et la Logique, qui �tudient les modalit�s d'une puissance unique, constituent �galement les variantes d'une science unique. La diversification en quatre sciences subordonn�es doit elle-m�me se fonder n�cessairement sur la raison de l'unit� de l'objet qu'elles �tudient, sous peine de manquer � la r�gle aristot�licienne des divisions. Et cela signifie que les principes de chacune d'elles pr�supposent l'existence de principes communs qui les subordonnent, c'est � dire qui s'appliquent de la m�me mani�re � des domaines aussi diff�rents que la d�monstration scientifique et la construction de la trame d'une pi�ce tragique. C'est alors que l'id�e que je viens d'attribuer � Aristote commence d�j� � nous sembler bizarre, surprenante, extravagante. Et deux questions nous viennent imm�diatement � l'esprit : est-ce qu'Aristote a r�ellement pens� ainsi ? Et, s'il l'a fait, avait-il raison de le faire ? La d�marche se d�double donc en une recherche historico-philologique et en une critique philosophique. Je ne pourrai, dans le cadre de cet ouvrage, r�aliser ni l'une, ni l'autre. En revanche, je peux chercher � comprendre les raisons de l'�tonnement que cette id�e provoque. Si l'id�e des quatre discours peut choquer, au premier abord, c'est qu'il existe dans notre culture l'habitude inv�t�r�e de consid�rer le langage po�tique et le langage logique ou scientifique comme deux univers s�par�s et �loign�s, r�gis par des ensembles de lois incommensurables entre eux. Depuis qu'un d�cret de Louis XIV est venu s�parer "Lettres" et "Sciences" (6) en deux �difices diff�rents, le foss� entre imagination po�tique et raison math�matique n'a pas cess� de se creuser, jusqu'� devenir une esp�ce de sacro-sainte loi constitutive de l'esprit humain. Ces deux cultures, comme les a appel�es C. P. Snow, �voluant comme des parall�les qui s'attirent ou se repoussent mais jamais ne se rencontrent, se sont �tablies en deux univers �tanches, incompr�hensibles l'un pour l'autre. Gaston Bachelard, po�te doubl� de math�maticien, a cru pouvoir d�crire ces deux ensembles de lois comme les contenus de sph�res radicalement s�par�es, chacun �galement valable � l'int�rieur de ses propres limites et dans ses propres termes, entre lesquels l'�tre humain transite comme de l'�tat de sommeil � l'�tat de veille, s'abstrayant de l'un pour entrer dans l'autre et vice versa (7) : le langage du r�ve ne conteste pas celui des �quations, ni celui-ci ne p�n�tre dans le monde de celui-l�. La s�paration a �t� si profonde que d'aucuns ont voulu lui trouver un fondement anatomique dans la th�orie des deux h�misph�res c�r�braux, l'un cr�atif et po�tique, l'autre rationnel et ordonnateur, et ont voulu voir une correspondance entre cette division et le couple yin-yang de la cosmologie chinoise (8). Allant plus avant, ils ont pens� d�couvrir, dans la pr�dominance exclusive de l'un de ces h�misph�res, la cause des maux de l'homme occidental. Une version un tant soit peu mystifi�e de l'id�ographie chinoise, divulgu�e dans les milieux p�dants par Ezra Pound (9), a donn� � cette th�orie une respectabilit� litt�raire plus que suffisante pour compenser son manque de fondement scientifique. L'id�ologie du "Nouvel �ge" l'a finalement consacr�e comme l'un des piliers de la sagesse (10). Dans ce tableau, le vieil Aristote repr�sentait, en compagnie de l'ex�crable Descartes, le prototype du bedeau rationaliste qui, r�gle en main, maintenait sous s�v�re r�pression notre chinois int�rieur. Un public impr�gn� de ce genre d'opinions ne peut que se r�crier d'indignation devant l'id�e que j'attribue � Aristote. En effet, elle pr�sente comme ap�tre de l'unit� celui que l'on avait accoutum� de consid�rer comme le gardien de la schizophr�nie. Elle conteste une image st�r�otyp�e que le temps et une culture d'almanach ont �rig�e en v�rit� achev�e et vient fouiller d'anciennes blessures cicatris�es par une longue s�dimentation de pr�jug�s. La r�sistance � l'id�e est, donc, un fait accompli. Reste � l'affronter en apportant la preuve, en premier lieu, que l'id�e est bien d'Aristote et, en second lieu, que c'est une excellente id�e qui m�rite d'�tre reprise, avec humilit�, par une civilisation qui, avant que de les avoir bien examin�es, a un peu trop vite mis au rancart les le�ons de son vieux ma�tre. Je ne pourrai, dans le cadre de cet ouvrage, qu'indiquer bri�vement dans quelles directions rechercher ces preuves. Aristote a �crit une Po�tique, une Rh�torique, un livre de Dialectique (les Topiques) et deux trait�s de Logique (les Premiers et les Seconds Analytiques), ainsi que deux oeuvres d'introduction sur le langage et la pens�e en g�n�ral (les Cat�gories et De l'Interpr�tation). Toutes ces oeuvres, ainsi que les autres oeuvres d'Aristote ont pratiquement disparu de circulation jusqu'au I� si�cle avant J�sus-Christ, �poque o� un certain Andronicus de Rhodes organisa une �dition d'ensemble qui constitue jusqu'� aujourd'hui la base de notre connaissance d'Aristote. Comme tout �diteur d'oeuvres posthumes, Andronicus s'est vu dans l'obligation de donner un certain ordre aux manuscrits. Il d�cida d'adopter, comme base de cet ordre, le crit�re de la division des sciences en sciences introductrices (ou logiques), th�or�tiques, pratiques et techniques (ou po�etiques, comme certains pr�f�rent les appeler). Cette d�coupe avait le m�rite d'appartenir au propre Aristote. Mais, comme l'a tr�s judicieusement fait observer Octave Hamelin (11), il n'y a pas lieu de supposer que la division des oeuvres d'un philosophe en plusieurs volumes doive correspondre � la lettre � la conception que celui-ci avait des divisions du savoir. Andronicus fit de cette correspondance un pr�suppos�, en foi de quoi il rassembla les manuscrits suivant l'ordre des quatre divisions. Cependant, ne trouvant pas d'autres oeuvres pouvant �tre d�finies comme techniques, il dut ranger sous ce titre la Rh�torique et la Po�tique, les d�tachant de l'ensemble des textes sur la th�orie du discours, qui s'en all�rent composer l'unit� apparemment achev�e de l'Organon, ensemble des oeuvres logiques ou introductrices. Venant s'ajouter � d'autres circonstances, ce hasard �ditorial a �t� riche de cons�quences qui n'ont cess� de se multiplier jusqu'� aujourd'hui. En premier lieu, depuis sa premi�re publication par Andronicus, la Rh�torique - nom d'une science abomin�e des philosophes qui voyaient en elle l'embl�me vivant des sophistes, leurs principaux adversaires - ne suscita pas le moindre int�r�t philosophique. On ne la lut que dans les �coles de rh�torique qui, pour aggraver d'autant la situation, entraient alors dans un processus de d�cadence acc�l�r�e par le fait que l'extinction de la d�mocratie, en supprimant le besoin d'orateurs, supprimait du m�me coup la raison d'�tre de la rh�torique, l'enfermant sous la coupole d'un formalisme narcissique (12). Tout de suite apr�s, c'�tait au tour de la Po�tique de dispara�tre, pour ne r�appara�tre qu'au XVI� si�cle (13). Ces deux �v�nements sont, apparemment, fortuits et sans importance. Mais ils vont s'ajouter pour aboutir au r�sultat suivant : lentement au d�but, puis de fa�on acc�l�r�e � partir du XI� si�cle, tout l'Aristot�lisme occidental qui va se former dans la p�riode qui va du d�but de l'�re chr�tienne � la Renaissance, ignorera compl�tement la Rh�torique et la Po�tique. Comme l'image que nous avons d'Aristote est encore un h�ritage de cette �poque (puisque la red�couverte de la Po�tique � la Renaissance int�ressa seulement les po�tes et les philologues, sans toucher le public des philosophes), ce que nous appelons aujourd'hui Aristote, pour en faire l'�loge ou le maudire, n'est pas un homme fait de chair et d'os, mais un sch�ma simplifi�, �labor� au cours de si�cles qui ont pass� sous silence deux de ses oeuvres. En particulier, l'id�e que nous avons de la th�orie aristot�licienne de la pens�e discursive est fond�e exclusivement sur l'analytique et la topique, c'est � dire sur la logique et la dialectique, amput�es de l'assise qu'Aristote leur avait donn�e avec la po�tique et la rh�torique (14). Mais la mutilation ne s'est pas arr�t�e l�. De l'�difice de la th�orie du discours, seuls les deux �tages sup�rieurs - la dialectique et la logique - avaient r�sist�, suspendus dans les airs comme la chambre du po�te dans "La Derni�re Chanson de la Rue" de Manuel Bandeira (15). Le troisi�me �tage ne tarda pas � dispara�tre : la dialectique, consid�r�e comme une science mineure, puisqu'elle ne s'occupait que de la d�monstration probable, fut mise � l'�cart au profit de la logique analytique, consacr�e comme la clef d'or de la pens�e d'Aristote, depuis le Moyen �ge. L'image d'un Aristote fait de "logique formelle + sensualisme cognitif + th�ologie du premier moteur immobile" finit par s'�tablir en v�rit� historique incontest�e. Le progr�s, pourtant prodigieux, des �tudes biographiques et philologiques, amorc� par Werner Jaeger (16), n'a rien pu y changer. Jaeger a seulement r�ussi � renverser l'image st�r�otyp�e d'un Aristote immuable, n� accompli, et lui a substitu� l'image vivante d'un penseur qui �volue et dont l'esprit m�rit avec le temps. Cependant, le r�sultat final de cette �volution, sous l'aspect abord� ici, n'�tait pas tr�s diff�rent du syst�me que le Moyen �ge avait consacr� : en particulier, la dialectique y serait un r�sidu platonicien, absorb� et d�pass� dans la logique analytique. Toutefois, un certain nombre de faits viennent contredire cette conception. Le premier d'entre eux, mis en lumi�re par Eric Weil, est le fait que l'inventeur de la logique analytique ne se sert jamais d'elle dans ses trait�s, lui pr�f�rant toujours l'argumentation dialectique (17). D'autre part, Aristote insiste sur le fait que la logique ne procure pas la connaissance. Elle sert � peine � faciliter la v�rification des connaissances d�j� acquises, en les confrontant aux principes sur lesquels elles s'appuient afin de v�rifier qu'elles ne les contredisent pas. Quand on ne poss�de pas la connaissance des principes, le seul moyen de l'obtenir est la m�thode dialectique qui, par la confrontation d'hypoth�ses contradictoires, provoque une sorte d'illumination intuitive qui va les r�v�ler. La dialectique est donc, chez Aristote et selon Weil, une logica inventionis, ou logique de la d�couverte : c'est � dire la vraie m�thode scientifique dont la logique formelle n'est qu'un compl�ment et un outil de v�rification (18). Mais, si l'intervention de Weil est venue � point pour mettre un terme � la l�gende de l'h�g�monie absolue de la logique analytique dans le syst�me d'Aristote, elle a toutefois escamot� la question de la rh�torique. Le monde acad�mique du XX� si�cle souscrit encore � l'opinion de Sir David Ross qui va, lui, dans le sens d'Andronicus : l'objectif de la Rh�torique est "purement pratique" ; "il ne s'agit pas d'un travail th�orique" mais d'un "manuel pour l'orateur" (19). Pourtant, Ross attribue, pour sa part, une valeur th�orique effective � la Po�tique, sans se rendre compte que, si Andronicus s'est tromp� dans ce cas, il peut tout aussi bien s'�tre tromp� en ce qui concerne la Rh�torique. En fin de compte, depuis l'�poque o� elle a �t� red�couverte, la Po�tique a, elle aussi, �t� consid�r�e comme un "manuel pratique" et a int�ress� davantage les litt�raires que les philosophes (20). D'un autre c�t�, on pourrait aussi consid�rer le livre des Topiques, comme un "manuel technique" ou du moins "pratique" - car dans l'Acad�mie, c'�tait bien l� la fonction de la dialectique : c'�tait l'ensemble des normes pratiques du d�bat acad�mique. Finalement, prise au pied de la lettre, la classification d'Andronicus est source d'une infinit� de confusions que l'on peut r�soudre, toutes et d'un seul coup, si l'on est pr�t � admettre, sans se laisser perturber, l'hypoth�se suivante : en tant que sciences du discours, la Po�tique et la Rh�torique font partie int�grante de l'Organon, ensemble des oeuvres logiques et introductrices, et ne sont donc ni th�oriques, ni pratiques, ni techniques. C'est l� le noyau central de l'interpr�tation que je d�fends. Elle exige, toutefois, que l'on proc�de � une r�vision en profondeur des id�es traditionnelles et courantes sur la science aristot�licienne du savoir. R�vision qui risque, � son tour, de venir chambouler notre conception du langage et de la culture en g�n�ral. Reclasser les oeuvres d'un grand philosophe peut sembler une innocente entreprise d'�rudits, mais c'est comme changer de place les colonnes d'un �difice. Cela peut entra�ner la d�molition de beaucoup de constructions voisines. Les raisons que j'invoque pour justifier ce changement sont les suivantes : 1. les quatre modalit�s du discours traitent de quatre moyens dont l'�tre humain dispose pour influencer, par la parole, la pens�e de son semblable (ou la sienne propre). Les quatre modalit�s du discours se caract�risent par leurs respectifs niveaux de cr�dibilit� :
a. Le discours po�tique s'occupe du possible (dunatoV (21), dinatos)
et s'adresse surtout � l'imagination qui capte ce qu'elle m�me
pr�sume (eikastikoV, eikastikos, "pr�sumable" ; eikasia,
eikasia, "image", "repr�sentation" ). c. Le discours dialectique, lui, ne se contente pas d'�voquer ni d'imposer une croyance. Il met toutes les croyances � l'�preuve, en les essayant et en les faisant passer par le crible de toutes les objections possibles, pour essayer de les d�molir. Ce sont les va-et-vient de la pens�e qui cherche, par des chemins d�tourn�s, le vrai dans le faux et le faux dans le vrai (dia, dia = "au travers de" et indique aussi la duplicit�, la division). C'est pour cela que la dialectique est aussi appel�e peirastica, de la racine (peira = "�preuve" , "exp�rience", d'o�, peirasmoV, peirasmos, "tentation" et nos termes d'empirie, empirisme, exp�rience, etc.., mais aussi, de par peirateV, peirates, "pirate" : le symbole m�me de la vie aventureuse, du voyage sans but pr�cis). Le discours dialectique mesure enfin, par essais et t�tonnements, la plus ou moins grande probabilit� d'une croyance ou d'une th�se, non pas en fonction de sa seule ad�quation aux croyances communes, mais en fonction des exigences sup�rieures de la rationalit� et de l'information pr�cise. d. Enfin, le discours logique ou analytique, partant toujours de pr�misses admises comme indiscutablement vraies, arrive, par encha�nement syllogistique, � la preuve irr�futable (apodeixiV, apod�ixis, "preuve indestructible") de la v�racit� des conclusions. Il est clair que nous avons ici une �chelle de cr�dibilit� croissante : du possible, on s'�l�ve au vraisemblable, du vraisemblable au probable et, finalement, au s�r ou au vrai. Les termes m�mes qu'utilise Aristote pour d�finir l'objectif de chacun des discours montrent cette gradation : entre les quatre discours, il y a donc moins une diff�rence de nature que de degr�. Possibilit�, vraisemblance, probabilit� raisonnable et certitude apodictique sont donc bien les concepts-clefs sur lesquels sont �rig�es les quatre sciences respectives : la Po�tique �tudie les moyens par lesquels le discours po�tique ouvre � l'imagination le domaine du possible ; la Rh�torique, les moyens par lesquels le discours rh�torique induit la volont� de l'auditeur � admettre une opinion ; la Dialectique, les moyens par lesquels le discours dialectique v�rifie la raisonnabilit� des opinions admises, enfin, la Logique ou Analytique �tudie les moyens de la preuve apodictique, ou certitude scientifique. On voit bien, ici, que les quatre concepts de base d�pendent les uns des autres : il est impossible de concevoir le vraisemblable en dehors du possible, ni celui-ci sans le confronter au raisonnable, et ainsi de suite. La cons�quence qu'il faut en tirer est tellement �vidente qu'il semble extraordinaire que presque personne ne l'ait remarqu�e : les quatre sciences sont ins�parables ; prises isol�ment, elles n'ont pas de sens. Ce qui les d�finit et les diff�rencie ce ne sont pas quatre ensembles isolables de caract�res formels, mais quatre attitudes humaines possibles devant le discours, quatre raisons humaines de parler et d'�couter : l'�tre humain discourt pour ouvrir l'imagination � l'immensit� du possible, pour prendre une quelconque d�cision d'ordre pratique, pour examiner de fa�on critique le bien fond� des croyances qui forment la base de ses d�cisions, ou encore, pour examiner les cons�quences et les prolongements de jugements d�j� admis comme absolument vrais, s'appuyant sur eux pour construire l'�difice de la connaissance scientifique. Un discours est logique ou dialectique, po�tique ou rh�torique, non pas en lui-m�me et par sa seule structure interne, mais en fonction de l'objectif qu'il vise dans son ensemble en fonction du projet humain qu'il veut r�aliser. C'est pourquoi les quatre discours sont distincts, mais non pas isolables : chacun d'eux n'est ce qu'il est que dans la mesure o� on le consid�re dans le contexte de la culture, en tant qu'expression de projets humains. L'id�e moderne de d�finir un langage "po�tique en soi" ou "logique en soi" semblerait � Aristote une substantialisation absurde, pire encore : une chosification ali�nante (22). Aristote n'�tait pas encore contamin� par la schizophr�nie qui est devenue aujourd'hui l'�tat normal de la culture. 2. Mais Aristote va plus loin encore : il montre quelle est la disposition psychologique sp�cifique de l'auditeur de chacun des quatre discours, et ces quatre attitudes forment � leur tour, de fa�on tr�s claire, une gradation : a. Le public du discours po�tique doit rel�cher son exigence de vraisemblance, admettant, s'il d�sire saisir la v�rit� universelle qui peut se cacher sous une histoire apparemment invraisemblable, qu'"il n'est pas vraisemblable que tout arrive toujours de fa�on vraisemblable" (23). Aristote anticipe, en somme, la "suspension of disbelief " dont parlera plus tard Samuel Taylor Coleridge. Dans la mesure o� il admet un crit�re de vraisemblance plus flexible, le lecteur (ou le spectateur) admet que les malheurs du h�ros auraient pu lui arriver, � lui ou � n'importe quel autre �tre humain, cela revient � dire que ce sont des possibilit�s humaines permanentes. b. Dans la rh�torique ancienne, on se r�f�re � l'auditeur comme � un juge, car on attend de lui une d�cision, un vote, une sentence. Aristote, et apr�s lui toute la tradition rh�torique, admet l'existence de trois types de discours rh�toriques : le discours du barreau, le discours d�lib�ratif et le discours �pidictique ou discours d'�loge ou de censure (� un personnage, une uvre, etc.) (24). Dans les trois cas, on demande � l'auditoire de d�cider : de la culpabilit� ou de l'innocence d'un accus�, de l'utilit� ou de la nocivit� d'une loi, d'un projet, etc., des m�rites ou des d�m�rites de quelqu'un ou de quelque chose. On le consulte donc comme s'il �tait une autorit� : il a le pouvoir de d�cider. Si, dans le discours po�tique, il �tait important que l'imagination pr�t les r�nes de la pens�e pour l'emmener dans le monde du possible, dans une envol�e dont on n'attendait aucune cons�quence pratique imm�diate, ici, c'est la volont� qui �coute et juge le discours, pour cr�er, � l'appui d'une d�cision prise, une situation dans le domaine des faits (25). c. L'auditeur du discours dialectique, quant � lui, participe, au moins int�rieurement, au processus dialectique. Celui-ci ne vise pas une prise de d�cision imm�diate mais une approche de la v�rit�, approche qui peut �tre lente, progressive, difficile, tortueuse et n'arrive pas toujours � un r�sultat satisfaisant. Chez cet auditeur, l'impulsion � d�cider doit �tre remise � plus tard, ind�finiment prorog�e, r�prim�e m�me : le dialecticien n'a pas, comme le rh�toricien, le but de convaincre, il a plut�t en vue d'arriver � une conclusion qui, dans l'id�al, puisse �tre tenue pour raisonnable par les deux parties en jeu. Pour y arriver, le dialecticien doit r�fr�ner son d�sir de vaincre et se disposer � changer humblement d'opinion si les arguments de son adversaire sont plus raisonnables que les siens. Il ne d�fend pas un parti mais exploite une hypoth�se. Or, cette recherche n'est possible que si les deux parties engag�es dans le dialogue connaissent et admettent les principes de base sur lesquels va se fonder le jugement de la question, et seulement si elles acceptent de respecter scrupuleusement les r�gles de la d�monstration dialectique. L'attitude est ici, d'abstention et, si besoin est, de r�signation autocritique. Aristote met express�ment en garde ses disciples de ne pas se risquer � croiser des arguments dialectiques avec des adversaires qui ne conna�traient pas les principes de cette science : ce serait s'exposer � des objections de pure rh�torique, ce qui reviendrait � prostituer la philosophie (26). d. Enfin, dans le domaine de la logique analytique, il n'y a plus de discussion: il ne reste plus que la d�monstration lin�aire d'une conclusion qui, � partir de pr�misses accept�es comme absolument vraies et suivant une rigoureuse d�duction syllogistique, ne peut pas ne pas �tre s�re. Le discours analytique est le monologue du ma�tre : le disciple ne peut qu'accepter et admettre la v�rit�. Si la d�monstration �choue, le sujet est renvoy� � la discussion dialectique (27). De discours en discours, se produit un resserrement progressif, un affinement de l'admissible : on passe de l'ouverture illimit�e du monde du possible � la sph�re plus �troite des opinions r�ellement accept�es dans la praxis collective ; toutefois, de la masse des croyances admises par le sens commun, seules quelques unes vont r�sister � la rigueur du triage dialectique ; de celles-ci on extraira un nombre encore plus petit de croyances qui seront admises par la science comme absolument vraies, pouvant �tre utilis�es, enfin, comme pr�misses de raisonnements scientifiquement valables. La sph�re propre � chacune des quatre sciences est donc d�limit�e par sa contigu�t� � celle qui la pr�c�de et � celle qui la suit. Dispos�es en cercles concentriques, elles dessinent la cartographie compl�te des communications qui s'�tablissent entre les hommes civilis�s, la sph�re du savoir rationnel possible (28). 3. Enfin, les deux �chelles sont exig�es par la th�orie aristot�licienne de la connaissance. Pour Aristote, la connaissance commence avec les donn�es des sens. Celles-ci sont transmises � la m�moire, � l'imagination ou fantaisie (fantasia), qui les regroupe en images (eikoi, eikoi, en latin species, speciei), en fonction de leurs ressemblances. C'est sur ces images, retenues et organis�es dans la fantaisie, et non pas directement sur les donn�es des sens, que l'intelligence proc�de au triage et � la r�organisation qui lui serviront de base pour cr�er des sch�mas eid�tiques, ou concepts abstraits des esp�ces, avec lesquels elle pourra enfin construire des jugements et des raisonnements. Pour aller des sens au raisonnement abstrait, il faut traverser un pont � double voie : la fantaisie et ce que l'on appelle la simple appr�hension, qui capte les notions isol�es. Il n'y a pas de saut : sans l'interm�diaire de la fantaisie et de la simple appr�hension, on n'atteint pas le niveau sup�rieur de la rationalit� scientifique. Il y a une homologie structurelle parfaite entre cette description aristot�licienne du processus cognitif et la Th�orie des Quatre Discours. Il ne pourrait d'ailleurs pas en �tre autrement : si l'�tre humain ne peut acc�der � la connaissance sans passer par la fantaisie et la simple appr�hension, comment la collectivit� pourrait-elle - qu'il s'agisse de la polis ou du cercle restreint des savants - acc�der � la certitude scientifique sans le concours pr�alable et successif de l'imagination po�tique, de la volont� organisatrice qui s'exprime dans la rh�torique, et du triage dialectique effectu� par la discussion philosophique ? Quand on tire la Rh�torique et la Po�tique de l'exil "technique" ou "poi�tique" o� les avait rel�gu�es Andronicus et qu'on leur redonne leur condition de sciences philosophiques, l'unit� des sciences du discours nous conduit � une autre constatation surprenante : encastr�e dans cette unit�, on d�couvre toute une philosophie aristot�licienne de la culture en tant qu'expression int�grale du logos. Dans cette philosophie, la raison scientifique appara�t comme le fruit ultime d'un arbre qui a pour racine l'imagination po�tique, plant�e dans le sol de la nature sensible. Et, comme pour Aristote, la nature sensible n'est pas qu'une "ext�riorit�" irrationnelle et hostile, mais l'expression mat�rialis�e du logos divin, la culture, en s'�levant du sol mytho-po�tique vers les sommets de la connaissance scientifique, surgit ici comme la traduction humanis�e de cette Raison divine, refl�t�e en miniature dans l'autoconscience du philosophe. Aristote compare, en effet, la r�flexion philosophique � l'activit� autocognitive d'un Dieu qui consiste, fondamentalement, en une autoconscience. Le sommet de la r�flexion philosophique, qui vient couronner l'�difice de la culture, est, en effet, gnosis gnoseos, la connaissance de la connaissance. Or, celle-ci se r�alise uniquement � l'instant o� la r�flexion appr�hende r�capitulativement sa trajectoire compl�te, c'est � dire au moment o�, ayant atteint la sph�re de la raison scientifique, elle comprend l'unit� des quatre discours qui lui ont permis de s'�lever progressivement jusqu'� ce point. � ce moment l�, elle est pr�te � passer de la science ou de la philosophie � la sagesse, pour entrer dans la M�taphysique qu'Aristote, comme l'a bien montr� Pierre Aubenque, pr�pare mais ne r�alise pas enti�rement, car son r�gne n'est pas de ce monde (29). La Th�orie des Quatre Discours est, en ce sens, le d�but et la fin de la philosophie d'Aristote. Au-del�, il n'y a plus de savoir proprement dit, il n'y a que la "science qui se cherche", l'aspiration � la connaissance supr�me, � la sophia dont la possession signifierait � la fois la r�alisation et la fin de la philosophie.
NOTES
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