LES PLUS EXCLUS DES EXCLUS
Il faut commencer pour faire rappeler aux Fran�ais ici pr�sents une citation de l�minent m�decin Br�silien Vital Brasil, qui � loccasion de parler pour la premi�re fois � des gens de langue fran�aise a dit: "Je vous prie des excuses par quelque dommage que je puisse faire � la grammaire, vu que je parle dans une langue qui nest pas la mienne et qui, tel que vous en vous rendrez compte dans quelques instants, peut-�tre nest pas non plus la v�tre." La seule consolation que mapporte la pr�sente circonstance dun dialogue pluri-national cest de mimaginer que peut-�tre quelques uns des gens dAfrique, dAsie et de lAm�rique qui m�coutent finiront par croire que je vous parle en Fran�ais. Le sujet que jentends proposer � vos m�ditations vous para�tra peut-�tre �trange. Dans un colloque dedi� aux souffrances des hommes, des femmes, des enfants et des vieillards soumis � dinjustes exclusions et discriminations, il est donn� par pressupos� quon parle toujours de minories qui protestent de la justesse de leur cause, pour faire valoir leurs droits. Le groupe exclu dont jentends vous parler, par contre, cest la large majorit� de lesp�ce humaine. Ce qui est le pire, il ne se compose que de gens qui ne protestent jamais, qui ne sexpriment jamais que par un silence que nous prennons volontiers pour de lapprobation ou de lindiff�rence. Jentends vous parler des morts, des hommes des temps pass�s. Bien que ce soit vrai quils sont les plus inermes de toutes les cr�atures, ils nauraient que faire dans ce colloque si leur exclusion du dialogue humain n�tait pas, � mon avis et tel que jentends vous faire voir si vous me le permettez, le mod�le m�me, larch�type de toutes les formes modernes dexclusion et de discrimination. Il-y-a beaucoup de traits qui marquent notre si�cle dune empreinte qui le singularise entre tous, mais le plus profond cest sans doute le changement radical de latittude des hommes envers le pass�. Ce changement-l� a �t� pr�par� depuis lav�nement de lhistoricisme, mais il na atteint sa plenitude quau XXe. si�cle. Lhistoricisme nous a appris � "relativiser" les id�es les ramenant chacune � son "�poque", do� elles ne pouvaient sortir que dans la condition de t�moins d�tats desprit qui ne reviendraient jamais. Il nous a appris � voir les id�es et les croyances des gens de jadis comme des specimens dune esp�ce d�c�d�e. Il nous � appris � ne chercher plus � �tre dans le vrai, mais � �tre "de notre temps". Avec Karl Marx lhistoricisme n�est plus un simple cadre de r�f�rence th�orique et devient une force agente, qui mod�le le monde � son image: limage dun fluxe temporel absolutis�, qui porte un d�g�t � la signification des id�es jusqu� en faire des simples �manations gazeuses du fait accompli. Les opinions et les croyances des hommes dautrefois, on nen a plus � discuter, � en juger le vrai ou le faux: on les explique en fonction des �tats de choses qui nont rien � voir avec leur contenu, mais qui sont cens�es les avoir "produites" du dehors par une sorte de "sympathie" magique entre les structures majeures de la societ�, de lHistoire ou du psychisme, et ce qui chaque homme croit penser librement. On explique des th�or�mes de g�om�trie par la lutte politique, les m�tres de la po�sie par des inter�ts de classe. On est bien loin des temps o� Saint Thomas pouvait lire les textes dAristote tels que sils v�naient de par�itre et les discuter face-�-face pour en s�parer le vrai et le faux, le meilleur et le pire. On ne pose jamais son regard sur le sujet des �crits anciens: on vise toujours � c�t�, on ne vise que les causes qui sont cens�es les avoir produits et "l�explication" quon peut en donner. Avec lav�nement de la psychanalyse, ce d�sir de viser � c�t� va plus loin encore: devant un homme qui �ssaie de nous communiquer les contenus de sa conscience, on ne vise que les contenus de son inconscient qui souvent nont rien � voir avec ce quil veut nous faire voir. Depuis lors, le progr�s des m�thodes et des th�ories des analyses p�joratives de Nietszche jusquau d�constructionisme na fait que nous mener chaque jour plus loin du point focal vis� par les hommes dont les actions et les mots nous professons d�tudier et de comprendre. Le d�sir de voir les grandes structures et les cycles majeures par d�rri�re les faits et les hommes singuliers est certes quelque chose de l�gitime, voire de louable. Mais souvent cette impulsion nous m�ne � faire des hommes des temps pass�s des purs objets de notre recherche, en nous faisant oublier qu�ils sont des hommes, cest � dire, des interlocuteurs l�gitimes qui ont le droit de nous parler d�gal � �gal. Il nest pas lobjet de la pr�sente communication de vous d�crire ce long processus de transformation de notre image des hommes dautrefois. Vous la conna�trez peut-�tre mieux que moi-m�me. Ce que jentends faire cest de la faire voir en tant que forme dexclusion le fait dune �poque qui se croit assez bonne pour savoir des autres beaucoup plus quelles nen savaient elles-m�mes, ainsi que le sup�rieur conna�t linf�rieur mieux que lui-m�me. Pour entreprendre cette esquisse de notre image des temps pass�s sub specie exclusionis, je vais commencer par un survol dune constante des r�lations entre les gens de notre esp�ce: la reciprocit�.
1. R�PONSE ET EFFET D'o� vient la satisfaction que nous �prouvons lorsqu'une fleur que nous avons plant�e �cl�t, lorsque le chien que nous appelons par un sifflet vient se coucher � nos pieds? Ne s'agit-il pas de r�actions normales et pr�visibles au simple d�cha�nement d'un m�canisme de cause et effet? Pourquoi alors ont-elles plus de signification pour nous que le ronflement de l'automobile lorsque nous faisons marcher son engrenage, que le changement de l��cran de l'ordinateur lorsque nous touchons le mouse? C'est que l�, chez elles, nous pouvons entrevoir toute la distance qui s�pare un effet d'une r�ponse. Cette derni�re peut toujours �tre ni�e, elle peut arriver diff�rente de ce que nous lattendions et elle est quelque chose de plus pr�cieux que la manifestation de notre simple pouvoir de produire des effets. En tous cas les o� elle r�pond � notre attente, elle nos semble �tre comme la retribution dune attention amoureuse. Nous nous apercevons que derri�re elle il existe une d�cision, l'exercice d'une libert�, un consentement qui manif�ste une harmonie et une gracieuse compr�hension mutuelle entre nous et le monde. � cause de cette m�me raison, nous sommes plus patients avec le chien d�sob�issant ou avec la plante qui s'attarde � pousser qu'avec le moteur qui ne marche pas ou avec l��cran d'ordinateur qui "cong�le". Cela provient de la nature m�me des informations que nous donnent leur refus de nous ob�ir: lautomobile, lordinateur qui ne marchent pas ne nous informent que de leur propre �tat. Le chien qui se d�robe expresse quelque chose qui est comme son opinion � notre sujet. Il nous juge, tandis que la machine ne juge que soi-m�me. Une r�action s'approche d'autant plus d'une r�ponse et se distingue d'autant plus d'un effet de par sa compl�xit�, donc la plus grande impr�visibilit� du sujet, sa libert� de nous accepter ou de nous refuser. Donner ou nier des r�ponses c'est propre de l'�tre vivant. C'est pourquoi la capacit� de pr�voir des r�ponses est consid�r�e une habilet� sup�rieure, et plus proche de l'id�al de la sagesse, que la simple connaissance de r�lations de cause-et-effet. Donc, toute connaissance de l'�tre humain par l'�tre humain entra�ne toujours, � un certain degr�, la possibilit� au moins de conjecturer ses r�ponses, mais aussi l'impossibilit� de les pr�voir avec une telle exactitude qu'elles aient pour nous une signification inf�rieure � celle de l'ob�issance du chien ou du fonctionnement r�gulier d'un ustensile �lectronique. Chez l'�tre humain, l�impr�visibilit� absolue co�ncidirait avec la totale manque de connaissance � son sujet, la pr�visibilit� absolue avec la suppression de son statut humain, avec sa r�duction au substratum biologique de son hominit�. C'est parce que les r�ponses d'un �tre humain peuvent �tre vari�es qu'elles ont � notre avis une signification. C'est parce que cette signification ne peut pas varier au-dehors de la gamme admise par l'acte ou par la parole qui la suscitent qu'elle nous est compr�hensible, en principe ou de jure, et c'est le fait de devoir �tre compr�hensible qui nous permet, quand elle ne l'est pas, de la juger absurde. � cause de toutes ces raisons, on ne peut pas admettre comme dou�e du sens aucune id�e ou aucune croyance � propos de l'�tre humain qui n'implique pas, � un certain degr�, l'int�r�t par la r�ponse qu'il est cens� leur offrir. Si j'ai une opinion sur un certain individu, mais il m'est absolument impossible de pr�voir ce que, lui, il penserait sur celle-ci, alors elle ne contient effectivement aucune connaissance � propos de lui, elle laisse �chapper totalement son objet, elle ne sort pas du cercle d'immanence o� je compare les images diff�rentes que j'ai de moi-m�me les unes avec les autres.
2. RECIPROCIT� ET BILATERALIT� ATTRIBUTIVE Il-y-a donc, dans la connaissance de l�tre humain par son prochain, toujours ladmission dun certain degr� de reciprocit�, soit positive, soit n�gative. Je connais un homme dans la mesure o� je sais que lhorizon de ce quil sait de lui-m�me est �gal, plus grand ou plus petit que celui o� je le vois. Dans aucun cas cel� est plus �vident que dans la radicale discordance. Savoir que je ne suis pas d�accord avec quelquun cest savoir quil n�est pas d�accord avec moi. Limpossibilit� de pr�voir sa r�action devant mes opinions ce serait le m�me chose que d�ignorer par complet sil-y-a entre nous dentente ou d�saccord. Quand on �tudie des cultures �trang�res, nous savons que certains de leurs coutumes ne nous semblent �tranges que dans la mesure o�, comme le dit le m�t lui-m�me de coutume, ils ne sont nullement �tranges � ceux qui vivent sous leur empire. Aux yeux de ceux-ci, cest notre r�action de surprise qui semble �trange. Dans toute r�lation personelle, la connaissance que nous jugeons avoir de nos prochains nest jamais pertinente si elle ne porte en soi des informations correctes concernant ce quils pensent de nous. Limage du prochain est pour ainsi dire bidir�ctionnelle, et il nest que cette vision en arri�re qui nous donne le centre de perspective de cette image-l�. Sans un tel feedback, nous resterions demi-aveugles et d�sorient�s comme une fl�che qui vole dans les ombres, ayant oubli� son cible. Cest � peu pr�s la situation o� je me trouve, en parlant dans une langue que je suppose �tre le Fran�ais sans savoir si elle lest aussi pour ceux qui m�coutent. La m�me chose se passe dans la politique: il ne nous est possible de comprendre une id�ologie, un parti, une faction quelconque, que si nous avons une id�e de ce que nos interpretations signifient de leur point de vue. En reduisant le prochain � la condition dun objet inerme, en lui d�possedant de sa capacit� de nous juger e de nous �branler, cest � dire, en lui �tant sa force d�tre dangereux, nous navons plus de trait qu� des marionettes qui se meuvent et parlent � notre bon gr�. Jamais dans la connaissance de lhomme par lhomme la vertu dobjectivit� correspond � un d�placement de lobservateur vers des hauteurs divines o� il soit proteg� de tout feedback, de toute possibilit� dune r�ponse. Bien au contraire, ce d�placement-l� ne serait quun r�ve de la toute-puissance enfantine, labdication du sens des m�sures et des proportions qui est le seul garant de lobjectivit� de nos connaissances. Il est m�me �patant que ce r�ve domnipotence ait et� consacr� como lid�al m�me de lobjectitiv� scientifique, que limpossibilit� de d�ttacher lobservateur des choses observ�es ait et� deplor�e en tant quun s�rieux obstacle � la connaissance, tandis quelle est justement le garant de la realit� de toute connaissance, le garant dun lien indissoluble entre le sujet el lobjet. D�autant plus, en aucun cas la reconnaissance de la necessit� du feedback d�pend de ce que le prochain soit envers nous dans une r�lation de voisinage physique. Si un modeste journal dune petite ville Bresilienne publie des critiques � M. Lionel Jospin lesquelles M. Jospin ne lira jamais, m�me dans ce cas il faut que larticuliste prenne pour mod�le de son argumentation linversion imaginaire des r�action possibles de M. Jospin. En toute connaissance que nous cherchons sur l'�tre humain, l'attente de la r�ciprocit� est un besoin si pressant que nous pouvons la tenir pour pr�suppos�e. C'est seulement losqu'elle fait d�faut qu'elle nous attire l'attention. � ces moments-l�, l'impression d'incongruit� sera d'autant plus imposante quant plus inconsciente sera lattente de r�ciprocit�. Si fondamentale est cette attente, que la norme juridique des relations humaines a comme crit�re essentiel ce que le juriste br�silien Miguel Reale a nomm� bilat�ralit� attributive. "Il y a bilat�ralit� attributive quand deux ou plus personnes sont en relation selon une proportion objective qui les autorise � pr�tendre ou � faire s�rement quelque chose. Quand un fait social pr�sente ce genre de rapport, nous disons qu'il est juridique."1 D'apr�s Reale, la diff�rence entre les ph�nom�nes juridiques et les non-juridiques �conomiques, psychologiques, etc. -, c'est que dans ceux-ci la bilat�ralit� n'est pas attributive, c'est-�-dire, la correspondance n'est pas assur�e, elle n'ob�it pas � un mod�le uniforme ou obligatoire. Donc, c'est pr�cis�ment, � ces sph�res-l� que l'effort de conjecturer et pr�voir la r�ponse devient encore plus important, et cet effort est si souvent r�p�t� qu'il s'int�gre dans l'ensemble des automatismes de la vie quotidienne et dans les routines de la connaissance scientifique sans demander une th�orisation sp�ciale.
3. LE FEEDBACK, CONDITION DE TOUTE CONNAISANCE DE L�HOMME, DE LA NATURE ET DE DIEU. Aussi devant les objets de la nature et il m'arrive maintenant que Eugen Rosenstock-Huessy d�finissait la nature en tant que "le monde moins la parole" -, notre confiance dans la r�ussite de nos id�es se soutient totalement sur la certitude que les �tres naturels r�agiraient d'une mani�re d�termin�e (et non pas ind�termin�e) � notre comportement: je sais qu'un chien est f�roce parce que je connais le feedback qu'il me donnerait si je m'aprochais de lui fond� sur l'hypoth�se qu'il ne le serait pas. Dans toutes les circonstances il est essentiel d�avoir la connaissance de la r�ponse possible. La totale absence de la connaissance de la r�ponse possible �quivaut � la stupeur devant un �nigme incompr�hensible. Toute la difficult� que nous avons de conna�tre Dieu est pr�cis�ment dans l'impossibilit� de pr�voir la r�ponse que Lui il donnerait � nos actes ou � nos avis. L'absence d'une r�ponse pr�visible m�ne au d�sespoir l'homme qui s'engage dans la qu�te de la connaissance de Dieu. Que ce soit dans l'�tude de l'homme, de la nature ou de Dieu, la r�ponse offre le centre de perspective et la mesure globale du cadre de notre vision des choses. Lune des differences majeures qui signalent le passage du mechanicisme classique � la science contemporaine est justement dans le fait que les hommes de science ont abandonn� le projet de nous rendre une "image" du monde en tant que pur objet, pour lui substituer limage mouvante dune interaction et dune mutuelle constitution de lobservateur et de la chose observ�e. Linteraction en tant que mod�le a ensuite rendu de brillants services dans les recherches �cologiques et sest constitu�e finalement comme lun des pilliers du "nouveau paradigme" scientifique.
4. LHISTOIRE EN TANT QUE SPECTACLE Pour toutes ces raisons-l�, il est tr�s bizarre qu'en g�n�ral le besoin de prendre en compte la reciprocit� soit tellement m�pris� par les �tudes historiques et par la vision g�n�rale que notre culture a du pass� humain. L'extension de ce m�pris peut �tre �valu�e par la r�action d�tranget� par laquelle l'historien contemporain nous r�pondrait si nous linterrogeons sur ce qu'il imagine qu'Aristote ou Lao-Ts� ou encore Napol�on penseraient de ce quil nous dit � leur sujet. Et pourtant, si nous examinons bien les choses, cest sa r�action qui est �trange. N'est-il pas �tonnant que les seuls objets que nous croyons pouvoir conna�tre en labsence de tout feedback, ce soient les hommes du pass�? Est-ce que je peux m'orienter dans les mondes anciens sans autre guide que les opinions de mes contemporains? Dans quel tribunal du monde la d�position des t�moins vaut quelque chose, d�pourvue de toute confrontation avec la d�position de l'accus�? Aussi parfaite, scientifique ou r�aliste que se pr�tende notre r�constitution du pass�, elle ne r�ussit jamais qu� en faire un spectacle, quelque chose quon voit et qui ne nous voit pas. Les morts sont � jamais exclus du dialogue, ils y sont les exclus par excellence. Ils ont des yeux mais ne voyent pas, ils ont des oreilles mais n�coutent point. Nous les �pions par le trou de la serrure que nous appelons "lHistoire". Ils sont des objects inermes de notre passion de voir sans �tre vus, quen derni�re instance est la m�me chose que de juger pour ne pas �tre jug�s. Cette passion re�oit dans nos trait�s et nos th�ses universitaires le nom dignifiant dobjectivit�. Cest l� peut-�tre le plus grand mensonge depuis le commencement du monde.
5. LA SUPRESSION DE LA PR�SENCE HUMAINE Danciennes traditions ont eu toujours conscience dun d�voir envers les morts. Il navait rien � voir avec nos hommages paresseux et notre r�connaissance ambig�e dune "importance historique" qui nous donnerait sur eux le droit dune m�sinterpretation au gr� des convenances. Les vieilles traditions navaient pas la pr�tention de savoir sur les morts plus quils nen savaient eux-m�mes; encore moins de les juger du haut dune pl�nitude des temps, de les expliquer en fonction de tel th�orie de lHistoire ou de tel m�thode sociologique. Il ne sagissait jamais de fouiller � leur insu leurs motivations secr�tes, de les r�duire � des fantoches mus par des forces inconscientes, den faire en somme des objets. On les respectait, on �coutait leurs avis, ils �taient ob�is parfois longtemps apr�s leur d�part dici bas. Ils �taient des pr�sences humaines, ils avaient droit de cit� parmi les vivants, ils faisaient �couter leurs voix dans les assembl�es. On les comprennait, en somme, tels quils se comprennaient eux-m�mes de leur vivant. Nest-ce pas la plus haute compr�hension que lon puisse avoir de son prochain? La confiance aveugle que nous faisons aux progr�s de la science historique ne nous �loigne-t-elle de plus en plus de la connaissance de lidentit� concr�te de nos a�eux, dans la mesure o� lampliation exager�e du d�cor rend impossible un dialogue avec des �tres r�duits artificieusement aux proportions de grains de sable? La fa�on m�me dont nous cherchons � donner aux actions et aux mots des temps pass�s un "sens pr�sent", dans lillusion de les "revivifier" g�n�reusement, consiste presque toujours � leur attribuer des intentions fort eloign�es de celles de leurs protagonistes. Nous disons par exemple, comme s�il en allait de soi, que "Descartes inaugura le subjectivisme moderne". Cest attribuer � Descartes ce que dautres ont fait de lui � son insu. Descartes lui-m�me ne se reconnaitra�t point dans ce portrait, tout fait de linsertion de sa personne, de sa vie et de ses pens�es dans le cadre majeur de cycles historiques qui de son vivant ne s�taient accomplis qu� moiti� dans le meilleur des cas et qui lui �taient parfaitement �trangers. Les sciences historiques sont-elles condamn�es � ne pas comprendre les hommes du pass� sans faire de sujets humains des purs objets, sans dissoudre leur physiognomie dans celle de leurs descendants presque toujours infid�les? Je ne me sens nullement qualifi� pour donner � cette question une r�ponse g�n�rale. Mais un seul exemple, pris dans un champs sp�cial qui mest plus accessible, cest-�-dire � lhistoire de la philosophie, peut illustrer la direction dans laquelle il faut, � mon avis, chercher la r�ponse. Quiconque sapproche des �tudes sur la pens�e grecque se surprend de voir les conflits entre des interpr�tations mutuellement excludentes de la philosophie de Platon, ou dAristote, traverser des si�cles et des mill�naires sans sapprocher le moins du monde dune r�solution. Au contraire, ce sont les questions et les doutes et les points de vue qui se multiplient, prennant souvent des formes nouvelles et impr�vues. Il nest quau seul point de vue quantitatif que cel� peut �tre dit un progr�s. Tout compte fait, le r�sultat de toutes ces controverses nest dans la plupart des cas que l�parpillement de lobjet de recherche en une poussi�re miroitante dimages, chacune delles assurant d�tre "le vrai Platon" ou "le vrai Aristote". Tout le long de ce trajet, on peut discerner le retour cyclique de gigantesques essais de reconstruction, qui p�riodiquement restaurent lunit� de lobjet et offrent aux si�cles suivants un champs unifi� o� les recherches ne sont plus une confrontation aveugle de th�ses inconciliables, mais une collaboration organis�e et f�conde. Pour ce qui concerne Aristote, ces moments-l� nont �t� que deux, si l�on se limite au champs Occidental: le XIIIe. Si�cle et notre propre temps. � la premi�re de ces �poques, la synth�se daristot�lisme et de christianisme inaugur�e par St. Albert le Grand et par St. Thomas dAquin ouvra le champs � un prodigieux essor des �tudes aristot�liciennes, qui se prolongea jusqu� Leibnitz. � notre si�cle, la r�d�couverte de quelques th�mes aristot�liciens au sein de la moderne science physique et biologique, ainsi que le retour du th�me des r�lations de l�thique et de la politique, nous donnent la promesse dextraordinaires aproffondissements de notre compr�hension de la philosophie du m�itre dEstagire. Ce quil-y-a en commun entre ces deux remarquables �ven�ments s�par�s par sept si�cles de distance, se sont deux choses: 1. Ni lune ni lautre ont �t� des oeuvres dhistoriens. 2. En chacune delles il ne sagissait pas daproffondir la connaissance de la philosophie dAristote, den obtenir une description plus compl�te ou une interpr�tation plus rigoureuse, mais d�tudier des questions du jour � la lumi�re dAristote. Il ne sagissait dinterpreter Aristote, mais de se laisser interpr�ter par lui. Il est aujourdhui bien clair que le r�sultat et la vraie nouveaut� des efforts de St. Thomas na pas �t� celui de christianiser Aristote, ce qui �tait dailleurs parfeitament dispensable une fois que Thomas s�tait persuad� de laccord essentiel de laristot�lisme avec la foi chr�tienne, mais, bien au contraire, celui daristoteliser le chistianisme, donnant � lexpression du dogme la forme dun syst�me d�ductif, ce que rien dans l�volution du christianisme jusqualors laissait pr�voir et qui allait produire pour lhistoire subs�quente de l�glise les plus vastes cons�quences. Quant au renouveau aristot�licien que nous voyons de nos jours, il nest pas surprennant quil soit en grand partie loeuvre de physiciens et de biologues, qui napprochent pas les textes du ma�tre en qu�te dune vision historique de la pens�e antique, mais dune vision aristot�licienne de leur propre science. Mais, tandis que cela se d�roule devant nos yeux, quest-ce qui se passe avec Aristote dans le champs des �tudes dhistoire de la philosophie proprement dite? Pendant presque tout en si�cle, des historiens se sont battus en vain autour des hypoth�ses g�n�tiques et des questions de m�thode soulev�es en 1928 par Werner Jaeger, sans trouver une voie de solution. Aujourdhui comme en 1928 les deux partis, le g�n�tique et le syst�matique, ont des combattants de valeur qui se multiplient en des efforts dialectiques dune grande �l�gance, qui ne parviennent jamais � persuader le parti contraire2. Pour quoi les choses se passent-elles comme �a? La r�ponse est dune �vidence presque scandaleuse: les historiens cherchent limage dun Aristote grec, dun Aristote de son temps, dun Aristote descriptible et plus ou moins ferm�, dun Aristote devenu chose, tandis que les biologues et les physiciens cherchent un interlocuteur vivant, un interlocuteur capable de venir en leurs secours, donc de les juger, de juger l��tat de leur science. En inversant les termes mais pas le sens dune sentence c�l�bre du Proph�te arabe, il faut extraire de ces faits-l� la conclusion in�xorable: Seul celui qui vous peut nuire peut aussi vous aider. Celui qui ne pr�sente pour vous le moindre danger ne vous peut servir qu� des fins d�coratifs. Je vous prie de ne minterpreter � rebours. Je ne censure nullement les efforts des historiens, qui sont parfaitement � leur place. Ce que je dis cest que limage g�nerale que notre culture actuelle se fait du pass� puise son inspiration, dune fa�on presque exclusive, dans le mod�le des "historiens de laristot�lisme", jamais dans celui de la "biologie aristot�lis�e". Soit dans l�ducation, soit dans la presse, soit dans les conflits id�ologiques, soit dans le langage cotidien, nous ne nous reportons au pass� de lhumanit� que comme quelque chose dont on doit prendre fuite le plus vite possible, comme quelque chose que doit �tre abandonn�e et ferm�e pour toujours au-dedans de son cadre temporel immuable et muet comme un cercueil chronologique, pour �viter � tout prix quelle reprenne vie et, se tenant debout devant nos yeux, nous juge nous condamne. Ce na pas �t� une co�ncidence que la premi�re et peut-�tre la plus c�l�bre r�action contre les abus de lhistoricisme ait �t� loeuvre dun penseur qui par la suite deviendrait la victime du germe dhistoricisme quil portait en lui � son insu. Je parle de Werner Jaeger lui-m�me. En essayant de restaurer la communication avec le pass� de notre culture, il entreprit de faire de lid�al p�dagogique des grecqs un mod�le de valeur permanent, soustrait � lusure du temps. Mais cela d�mandait aussi, � son avis, quil fournit quelque preuve de lunit� de la culture Occidentale, et il lui par�t quil pouvait la trouver par linterm�de de la th�orie aristot�licienne (mais aussi goethe�nne) de la "forme interne". Lid�al de lhomme de la philosophie de Platon serait donc la "forme interne" sous-jacente � tout le d�veloppement historique de notre culture. Voil� le r�m�de qui se r�v�le tout de suite plus dangereux que la maladie elle-m�me. Appliquer aux cultures et aux nations le concept de "forme interne", cest leur donner une sorte dunit� biologique, substantielle, ce quaurait surpris fortement Aristote lui-m�me, et cest donc donner � leur developpement une forme similaire � celle du cours lin�aire de la croissance et du vieillissement des organismes animaux, o� il-ny-a jamais de retour en arri�re. Cette contradiction de lid�al p�dagogique de Jaeger nous montre � quel point
6. LA R�TROPROJECTION HISTORIQUE � partir de ces considerations, jai essay� de formuler il-y-a quelques ann�es une m�thode dinvestigation quil ma paru pertinent de nommer la retroproj�ction historique. Elle consisterait � faire du pr�sent lobjet du jugement des hommes du pass�, � envisager donc le pass� non pas en tant quobjet, mais en tant quagent conscient qui nous voit et nous juge autant que nous le voyons et le jugeons nous m�mes. Nous pouvons nous demander maintenant si mon appel � un changement d'attitude de l'historien � l'�gard des hommes du pass� ne se soutient-il sur l'absurde hypoth�se d'une r�surrection ou d'un dialogue chim�rique avec les morts, comme dans une s�ance de spiritisme. Mais il est �vident qu'avec un grand marge de r�ussite nous pouvons facilement confronter notre interpr�tation du pass� avec le jugement possible que les hommes du pass� auraient fait d'elle, par trois moyens: 1. Le prolongement logique des cons�quences de leurs opinions, jusqu'� ce qu'elles puissent �tre appliqu�es au cas sp�cifique de notre interpr�tation d'elles. 2. Le sondage des projections d'avenir implicites dans les actes et dans les mots de nos a�eux. 3. L�investigation des puissances dautoconscience que nous pouvons developper � partir des id�es et des valeurs des temps pass�s.
7. LES QUATRE DISCOURS D�ARISTOTE Ce qui ma le plus directement men� � cet entreprise a et� le besoin dune nouvelle strat�gie pour linvestigation que j�tais en train de r�aliser � propos dAristote, de ce que jappelle sa "th�orie des quatre discours". Dans mon livre Aristote sous une perspective nouvelle jai soulev� la question dune unit� th�orique implicite soutenant l�mergence de ses quatre sciences du discours humain. Aussi, Po�tique, Rh�torique, Dial�ctique et Analytique chez Aristote couleraient de la m�me source unitaire: dune doctrine g�n�rale de la cr�dibilit� et de la preuve. Celle-ci, de sa part, aurait une rigoureuse homologie structurale avec la gnos�ologie et la psychologie dAristote, posant ainsi les bases dune philosophie de la culture, dont une nouvelle th�orie g�n�rale de linterdisciplinarit�. Je ne suis gu�re parvenu � de telles conclusions � travers une "relecture" des textes du ma�tre dEstagire � la lumi�re des connaissances actuelles et des m�thodes modernes de la philologie et de lhistoire da la philosophie. Au contraire, jai essay� de me figurer ce quauraient pu �tre ses r�ponses � lui � certaines questions pr�cises de lactualit� concernant, � loccurrence, cet id�al typique de nos temps que nous appellons linterdisciplinarit�. Comment se serait-il pos�, disons, le probl�me que se pose le dualisme bachelardien qui affirme la coexistence dun univers des images po�tiques e dun univers des lois rationelles? Loeuvre de Scott Buchannan Poetry and Mathematics, qui affirme lidentit� profonde du po�tique et du math�matique, laurait-il davantage satisfait? Il ma plut�t sembl� que pour Aristote ni le dit dualisme bachelardien ni la fusion buchannienne nauraient suffit. Sa vision naurait pu �tre que celle dune conversion progressive de la Po�tique en Analytique � travers la m�diation in�vitable de la Rh�torique et de la Dial�ctique, telle conversion �tant dans la nature m�me du proc�s cognitif comme con�u et d�crit par lui, lequel pr�ssupose la transformation des perceptions en sch�mas plastiques et de ceux-ci en des sch�mas eid�tiques, base des concepts. Pour lui lapparente dualit� se serait r�solue dans une quaternit�. Jallais avoir par la suite la joie inattendue de voir mes conclusions confirm�es, par des m�thodes fort diverses, dans les �tudes, aussi remarquables lune que lautre, de Deborah Black et Salim Kemal sur le "syllogisme imaginatif" dans laristotelisme arabe3. Il m�est apparue alors comme �vidente la f�condit� dune m�thode que je m�tais hasardeusement permise. Linversion du regard que je proposais, loin d�tre un caprice de philosophe, surgissait ainsi comme un outil d�licat mais formidable � la fois pour lhistorien et le philologue. Il ne sagirait plus de voir le pass� dans le miroir de lhistoire des id�es selon limage que nous nous faisons � la fois deux et de nous m�mes; il sagirait aussi et surtout de suposer derri�re ce miroir lexistence dun autre regard, vivant et actif, capable de nous donner au besoin une r�ponse autre que celle d�coulant n�c�ssairement de lid�e que nous avons de nous m�mes e du pass�. Pass� vivant, aussi juste et pr�cise que puisse �tre son image selon lhistorien le plus aig� et scrupuleux, ne serait pourtant pas encore notre lecture de lui; ce pass�, sil est vivant de fait et de droit, aurait aussi une lecture � faire de nous, de nos lectures de lui. Le charact�re vivant du pass� ne se trouve point dans le r�alisme de son image la plus compl�te et fid�le, autant que dans sa capacit� de voir, donc de nous faire voir, notre image � nous. O� les meilleurs historiens ont r�ussi � faire venir � nous le pass�, il leur resterait la t�che de nous conduire jusqu� ce pass�. Nous savons beaucoup de ce pass�. Ce quil nous reste � faire cest conna�tre ce quil savait de nous, ce quiil sait de nous. En somme, si notre souci dobjectivit� est quelque chose de plus quune simple r�ification du pass�, il ne sagit pas que de savoir ce que nous pensons de Platon ou de Descartes, mais aussi ce que Platon ou Descartes auraient pens� de nous. Notre m�thode se fonde dans le pressuppos� que toute pens�e humaine na de sens que dans le cadre dun futur projet�, desir� ou craint, e quil est donc toujours possible de juger le pr�sent devant un tribunal des temps pass�s. Il sagit de corriger les excc�s et les distortions inh�rents � une confrontation o� lun des antagonistes se trouve d�tre mis sous le couvercle dune confortable invisibilit�. Sans nous soumettre � un tel jugement, sans nous exposer aux yeux des morts autant quils sont expos�s aux notres, notre pr�tendue objectivit� historique ne sera jamais quune illusion flatteuse. Beaucoup de temps et beaucoup defforts ont �t� dispens�s pour que la science et la culture modernes devennaient libres dun ethnocentrisme na�f ou peut-�tre malin, mais dune malice na�ve qui prennait par absolues et inconditionn�es des valeurs que l�volution des faits historiques navait produites que comme des adaptations de lesp�ce humaine � des situations transitoires. Cependant, la neutralit� axiologique � qui les sciences humaines se sont habitu�es depuis Max Weber et le r�lativisme qui est devenu le premier commandement de la recherche anthropologique depuis Margaret Mead, ont produit, � la longue, la ch�te dans un r�lativisme doctrinal, dogmatique et absolutiste, lequel, en faisant de soi-m�me la seule vision acceptable du monde, ne resulte quen restaurer retroactivement le m�me ethnocentrisme, sous des pretextes diff�rents, �tant donn� que seul lOccident moderne a pour croyance le relativisme et que toutes les autres cultures, quand elles se r�voltent contre lui et d�fendent labsoluit� de leurs valeurs r�ligieuses et de leur vision du monde, sont imm�diatement condamn�es comme "arrier�es", "radicales", "fanatiques" et "fondamentalistes". Il ne leur reste, devant lautorit� absolue du r�lativiste, que la protestation impuissante du domin� envers le dominateur. Par ailleurs, le r�lativisme des anthropologues et des sociologues na pris sous la protection de son refus de juger que quelques communaut�s privilegi�es encore existantes aujourdhui, les indiens, par exemple, en refusant un similaire b�n�fice aux cultures extinctes, aux temps anciens de notre propre culture et aux communaut�s de "fondamentalistes" de notre propre temps cest-�-dire, aux morts de mort physique et aux morts de mort m�taphorique tous condamn�s ensemble � se tenir muets et inermes devant la voix toute-puissante du r�lativisme erig� en verit� absolue. La r�vogation de lethnocentrisme a laiss� intact le chronocentrisme qui est le germe duquel il rena�t perpetuellement. Et ce nest pas par hasard que la plupart des communaut�s exclues du dialogue sous pretexte de fondamentalisme sont justement celles qui conservent le sens dun dialogue avec le pass�, par exemple les musulmans, lex juifs orthodoxes, les catholiques traditionnalistes, des gens pour lesquelles la r�v�lation coranique, le rencontre de Mo�se et de J�ovah au Mont Sina�, le sacrifice du Calvaire ne sont pas des �v�nements dune autre �poque, mais des actualit�s vivantes. Voil� comme le relativisme moderne qui professait faire tomber les murs du prejug� et de la discrimination finit par se constituer lui-m�me comme la forteresse de lexclusion. Et sil est vrai que chacune de ces communaut�s-l� a aujourdhui le devoir de touver une voie de conciliation entre son amour des traditions et le desir doccuper une place dans un monde pluraliste, il ne lest moins que ce monde-ci a le devoir de faire de son relativisme quelque chose de mieux quun dogmatisme moderniste hypocrite et intol�rant. Mais il est clair que le seul profit l�gitime quon peut obtenir du r�lativisme, je veux dire dun r�lativisme s�rieux qui satienne aux limites de la m�thodologie sans pr�tensions � devenir une autorit� dogmatique, ce serait pr�cisement celui de nous lib�rer de tout provincianisme, aussi spatial que temporel, celui delargir nos horizons et d e nous faire avancer vers une vision plus exate du cadre des r�lations, o� notre r�gard est inser� comme un acteur dans la sc�ne, jamais comme un pur spectateur. La destin�e id�ale de tout r�lativisme cest d�tre provisoire, cest de se transcender, de se transformer en autre chose, de mourir comme doute pour rena�tre comme certitude plus nuanc�e et plus vraie. Aussit�t que le relativisme nest plus un simple point de d�part mais saffirme comme point darriv�e, aussit�t quil nest plus une m�thode mais saffirme comme doctrine, il devient le plus opressif et tyranique des dogmatismes, le plus injuste des juges, un magistrat invisible et omnipr�sent qui juge et condamne sous pretexte de sabstenir de juger, et qui donc nest jamais tenu responsable de ses redoutables v�redicts4.
8. CONS�QUENCES �THIQUES ET POLITIQUES DE L��XCLUSION DES MORTS Le refus dun dialogue d�gal � �gal avec les vivants dautrefois est le r�sidu dun historicisme perim� en th�orie mais investi dune force nouvelle en tant quid�ologie et pressupos� inconscient de limage du monde dominante en ce fin de si�cle. Les conqu�tes de la technique, la vitesse bouleversante des transformations politiques et sociales, la constitution dun march� global avec tous les changements psychologiques et sociales qui laccompagnent, tout cel� est de nature � nous renfermer de plus en plus dans le pr�sent, � r�tr�cir notre conscience historique, � nous faire voir lHistoire comme um cimiti�re de lirr�levant, donc � nous mettre pour ainsi dire hors du temps, cest � dire hors de nous-m�mes, dans un �tat dhypnose. Mais � m�sure que le pass� s�loigne de nous, il nous devient chaque jour plus difficile de le prendre comme terme de comparaison, et une �poque qui ne peut se comparer quavec elle m�me est r�duite � un �tat dautisme. Cest lorigine des ab�mes dinconscience qui sillonent lespace de nos d�bats publics. Por ne donner quun seul exemple qui me semble pertinent au sujet de ce colloque: "Notre �poque, qui se vante d�tre celle de la d�mocratie et de l�galit�, a trou� entre les hommes des abysses de diff�rences qui surpassent la force humaine de les transposer. Imbus de l'illusion �galitaire, nos contemporains croient que le monde chemine vers le nivellement des droits, sans se demander si cet objectif peut �tre r�alis� par d'autres moyens que la concentration du pouvoir. Cette illusion les rend aveugles pour les r�alit�s les plus �videntes, entre lesquelles celle de l'�litisation, sans pr�c�dents, des moyens de pouvoir. L'imaginaire moderne con�oit, par exemple, le seigneur f�odal comme l'�pitome du pouvoir personnel discr�tionnaire, et il ne se rend pas compte que le seigneur f�odal �tait limit� par toute sorte de liens et de compromis de loyaut� mutuelle avec ses serfs, et en outre il n'avait d'autres moyens de violence que quelques chevaliers arm�s d'�p�e, de lance, d'arc et de fl�che; un homme parmi d'autres, tout le monde le voyait � la campagne et au village, il marchait ou chevauchait c�t� � c�t� de son serf, quelquefois en l'amenant en croupe, en rentrant de la taverne o� tous deux s��nivraient ensemble, et, dans les plaines immenses o� son cri se perdait au loin, il pouvait alors �tre attrap�, inerme, dans un cas de grave offense, par une lame vengeresse. Par la fourche du paysan. Par un couteau de cuisine. En comparaison avec lui, aujourd�hui, l'homme du pouvoir est mis � une telle distance des domin�s, que sa position se ressemble � celle d�un dieu devant les mortel. D'abord, les gens du pouvoir sont isol�s de nous geographiquement: ils habitent les grands immeubles, entour�s de portes �l�ctroniques, d'alarmes, de gardiens arm�s, de meutes de chiens f�roces. Nous n'y pouvons pas entrer. Deuxi�mement, son temps vaut de l'argent, plus d'argent que nous n�en avons; parler avec l'un d'eux c'est une aventure qui demande la travers�e d'infinies barri�res bureaucratiques, des mois d'attente et la possibilit� d'�tre re�u par un auxiliaire dot� d'infaillibles excuses. Troisi�mement, les occupants nominaux des hautes fonctions ne sont pas toujours les vrais d�tenteurs du pouvoir: il y a des fortunes occultes, des autorit�s occultes, des causes occultes, et nos demandes, nos impr�cations et m�mes nos coups de feu risquent d'attraper une fa�ade inoffensive, laissant �chapper le vrai destinataire que nous ne connaissons pas. Nous nous perdons dans la trame si compliqu�e des hi�rarchies sociales modernes, et nous avons la raison d'envier le serf de la gl�be, qui avait au moins le droit de savoir qui �tait son ma�tre. Apr�s deux si�cles de d�mocratie, d'�galitairisme, de droits humains, d'�tat d'assistance sociale, de socialisme et de progressime, voil� la part qui nous est r�serv�e: les hommes du pouvoir planent au-dessus de nous dans un nuage d'or divinement inaccessible. Voil� comment le progr�s des droits nominaux ne se fait pas accompagn� n�cessairement d'une augmentation des possibilit�s r�elles."5 La distance qui s�pare, dans nos d�bats courants, les concepts et les �tats de fait, donne quelquefois � la vie intellectuelle contemporaine lallure dun dialogue de fous. Tout cela provient de l�absolutisation du temps, qui cause la perte de la perspective historique, donc notre progressive incapacit� de nous m�surer. Apr�s avoir tais�s les hommes des autres temps, notre �poque nadmets de comparaison quavec elle-m�me, et, prisonni�re de sa singularit� absolue, elle finit par devenir invisible et incompr�hensible � soi-m�me, �tant donn� que, comme le disait laristot�lisme m�dieval, individuum est ineffabile. La perte du dialogue avec les vivants des si�cles pass�s pr�c�de la perte de la communication avec nous-m�mes, et, du haut dune pr�tendue pl�nitude des temps, nous tombons dans lab�me dune inconscience noire. Retrouver le dialogue avec le pass� c�est r�trouver le sens de lunit� de lesp�ce humaine, et ce serait de la folie que de pr�tendre reint�grer � lhumanit� ce groupe-ci ou ce groupe-l�, qui sont aujoudhui parmi les exclus et les discrimin�s, sans �liminer auparavant la discrimination de toute lhumanit� qui nous est pr�c�d�e. Lhomme qui, ne pouvant parler, nest pas en mesure de mettre en question ce que nous disons de lui, est pour nous comme les morts pour les vivants. Mais aussit�t que nous nous rendons compte que cette analogie est plus quune analogie, quelle traduit la relation r�elle et �f�ctive que nous avons avec les morts, il est juste de nous demander si lexclusion qui r�duit m�taphoriquement les exclus � la condition des morts ne se fonde-t-elle pas dans une exclusion pr�alable, litt�rale et effective, des morts de lassembl�e des hommes parlants. N�tions-nous pas sourds aux voix des morts, nous le serions difficilement aux voix de ceux que nous r�duisons � la condition d�tre comme des morts. Si lel�ignement physique total et d�finitif n�tait pas suffisant � �toufer le cri des hommes, que dire des �loignements partiels et contingents de race, de classe, de croyance, de nation? Quimporte en fin des comptes la discrimination, lexclusion de tel groupe ou tel autre, si le chronocentrisme de notre culture exclue et discrimine presque toute lhumanit�? Il ne serait peut-�tre pas excessif de nous demander si les discriminations partielles ne seraient-elles que des expressions mineures et localis�es dune g�n�rale discrimination de lhomme muet par lhomme parlant. Des absents par les pr�sents. Des morts par les vivants. Le primat du moment qui passe sur toute lhistoire humaine nest pas quun d�faut de perspective, un manque de r�alisme; il est aussi le primat du moi sur lautre, des inter�ts im�diats sur les exigences de la raison et de lamour au prochain. Si dans notre vie personelle limm�diatisme est intimement associ� � lego�sme, porquoi ne le serait-il pas sur le plan majeur de lHistoire et de la societ�? D�autant plus, les exclusions et les discriminations n�tant que lexpression dune sorte dego�sme social, il nest pas raisonnable de pretendre leur donner combat et en m�me temps preserver � labri de tout attaque lego�sme historique et temporel qui est � la racine du chronocentrisme. Si nos investigations et nos d�bats concernant les proc�s dexclusion et de discrimination dans nos societ�s actuelles ne prennent pas en compte ces questions que je viens de soulever, ils risquent de nous jetter dans une inconscience historique plus profonde encore.
NOTES
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